mardi 26 juin 2007

Fragile gestation de la démocratie en République démocratique du Congo

Pour la première fois depuis 1960, la République démocratique du Congo (RDC) a organisé avec succès des élections générales, le 30 juillet 2006. Cette consultation symbolise le retour de la paix après une guerre qui aurait fait trois millions de morts de 1997 à 2003. L’histoire du Congo – y compris durant la seconde guerre mondiale – révèle la fragilité de la construction de l’Etat mais aussi l’enracinement d’une conscience nationale et démocratique.
PAR PROSPER NOBIRABO
Après plusieurs années de guerre et de chaos, la République démocratique du Congo (RDC) s’est dotée d’une nouvelle Constitution adoptée par référendum le 19 décembre 2005. Organisées en juillet 2006, des élections générales se sont déroulées globalement dans le calme – malgré quelques incidents après le second tour de la présidentielle – avec un taux de participation élevé (près de 70 %). Pour autant, peut-on considérer que le processus électoral est intériorisé comme méthode normale de régulation politique, mettant un terme au recours à la lutte armée et à la violence (1) ?
Rien n’est moins sûr, en raison du faible ancrage historique de la démocratie dans l’ex-Zaïre. Ensuite, la mise sous tutelle internationale de la dernière consultation, avec présence d’une force armée européenne sous mandat des Nations unies, fait planer l’ombre d’une instrumentalisation de la classe politique congolaise au profit d’intérêts qui ne sont pas forcément ceux des populations (2). La démocratie risque donc, pour longtemps encore, de rester fragile. Pour comprendre cette situation, un retour sur l’histoire du pays depuis l’indépendance en 1960 semble nécessaire.
Sous la domination belge, le Congo connaît, à partir de 1957, des consultations communales (élections des bourgmestres à Léopoldville [Kinshasa]) et, à la fin, des élections législatives – les 11 et 25 mai 1960 (3) – destinées à répondre à la contestation croissante dans le pays. Le Mouvement national congolais (MNC) de Patrice Lumumba obtient trente-quatre sièges au parlement (4). Cependant, l’opposition radicale de celui-ci à la puissance coloniale va paradoxalement constituer le point de départ d’une tradition de manipulations du jeu politique et électoral dans le but de contenir la contestation. C’est ainsi qu’avec l’assentiment de la Belgique le premier ministre Lumumba, pourtant issu des urnes, est assassiné (5). De même, son successeur Moïse Tshombé, en passe de remporter la présidentielle de 1965, est renversé par Joseph Mobutu avec le soutien de Bruxelles.
Tous les candidats
sont choisis
par le parti-Etat
Mobutu suspend la Constitution et met en place un « collège des commissaires généraux ». La vie politique est alors gérée par une élite intellectuelle, vraisemblablement manipulée par la Belgique et favorable à celle-ci. Selon le politologue Robert Charlick, cette période marque durablement la vie politique locale : « Les acteurs, reproduisant le schéma hégémonique colonial, vont utiliser leur position pour défendre les intérêts de certaines catégories, comme la bureaucratie civile et militaire, en limitant la participation d’autres groupes sociaux au système (6). » Le sociologue Jean-Jacques Arthur Malu-Malu qualifie ce phénomène de « syndrome de l’indépendance ». De fait, le pays s’enfonce dans les turpitudes politiques.
En décembre 1970, Mobutu se présente en candidat unique à l’élection présidentielle. Il avait pourtant promis de ne rester que cinq ans au pouvoir et de remettre ensuite les clés du Congo aux civils. Les élections législatives qui suivent sont elles-mêmes pipées : tous les candidats sont désignés par le bureau politique du parti-Etat, le Mouvement populaire de la révolution (MPR), qui régente désormais la vie des Congolais. La IIe République (1965-1998) se caractérise par un monopartisme de fait : les élections s’organisent autour d’un candidat unique, chef du parti-Etat, et sans véritables enjeux.
Retour
du multipartisme
et agitation politique
Vingt-cinq ans de dictature... En décembre 1990, sous la pression internationale et après plusieurs années de contestation, le maréchal Mobutu accepte le principe du multipartisme et promet la démocratisation. Il affirme renouer avec le processus électoral, dont les premiers jalons avaient été posés immédiatement après le départ du colonisateur belge (1960-1964). Toutefois, aucun des mandats conquis électoralement – même celui de la Conférence nationale « souveraine » de 1990 (7) – ne peut être mené à son terme en raison d’une agitation politique récurrente. La plus spectaculaire est la « révolution-agression » de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre (AFDL), soutenue par des pays voisins, et qui porte Laurent-Désiré Kabila – dit « M’zee » – au pouvoir. Le maréchal Mobutu est alors contraint de quitter le pays, la guerre étant devenue un moyen de conquête de l’Etat face à un cadre institutionnel dont la légitimité n’est pas reconnue par l’ensemble des acteurs congolais.
En mars 1997, pendant sa marche vers Kinshasa, Kabila avait suscité l’espoir d’un retour à de véritables élections. Cependant, il adopte des pratiques singulières : il organise la désignation d’un gouverneur par un vote à main levée, au stade Lumumba, à Kisangani. Cette « expérience » demeure limitée et, dans les autres provinces, les responsables seront tout simplement nommés.
Au cours de sa prestation de serment, en 1998, Kabila promet à nouveau des élections « dans deux ans ». Après quelques années à la tête du pays, bien au contraire, il s’arroge tous les pouvoirs. Il est à la fois président, premier ministre et ministre de la défense. Le pays fonctionne sans parlement et sans Constitution. Kabila reprend le culte de la personnalité et la pratique des chants révolutionnaires chers à Mobutu. Son comportement provoque une frustration et des tensions. La démocratie congolaise succombe, à nouveau. Pour les politologues Juan Linz et Alfred Stepan, cet état de fait résume la fragilité politique de la RDC : « Contrairement aux croyances et aux souhaits des démocrates, un régime démocratique ne doit jamais être conduit au point où sa survie dépend de la disponibilité de ses supporters à se battre dans les rues pour le défendre. Peu de citoyens, même en cas de crise, sont disposés en réalité à soutenir ceux qui veulent renverser les institutions ; mais dans une société moderne, ils se sentent incapables de faire quoi que ce soit dans une telle situation (8). » Le chef de l’Etat sera lui-même balayé – et assassiné – par une « révolution de palais » qui, en 2001, impose à la tête du pays un néophyte politique, son « fils » Joseph Kabila, âgé d’environ 30 ans (9).
Entre 1998 et 2005, la RDC sombre dans un double désespoir : d’une part, le régime qui a suivi la dictature s’est montré incapable de restaurer une véritable vie politique ; d’autre part, le pays est en proie aux pilleurs des ressources naturelles et à l’agression étrangère soutenue par des forces intérieures (10). En outre, le bilan des pratiques instaurées après l’avènement du pluralisme politique, à partir de 1990, confirme le faible enracinement de la démocratie.
Entre
élections
et révolutions
En effet, cette période n’a pas échappé à la dynamique qui voit les élections s’inscrire non dans un processus normal mais dans des situations d’exception. Ainsi les délégués à la Conférence nationale de 1990 ont-ils été cooptés. En se déclarant souveraine, la conférence s’arroge un attribut du peuple dont elle n’est pas l’émanation. A nouveau, on se trouve dans une démarche élitiste qui remet en cause la légitimité des décisions adoptées. Peut-on de manière antidémocratique instaurer la démocratie ? Organiser ainsi une mutation politique pose en effet une question cruciale : comment institutionnaliser le jeu politique par la procédure électorale si celle-ci ne respecte pas la loi fondamentale ? Cette situation ouvre la possibilité de retour en arrière par les mêmes moyens.
L’expérience congolaise confirme que les régimes politiques africains sont tributaires des conditions de leur avènement et qu’ils les reflètent. En RDC, le passage d’un régime à l’autre s’effectue presque systématiquement par une rupture plus ou moins brutale. « Le mode de transition politique influe sur la manière dont le processus démocratique évolue par la suite (11) », estime David Beetham, spécialiste britannique des droits de l’homme. « Les acteurs apprennent des processus politiques et tendent ultérieurement à dupliquer les expériences ainsi apprises », analysent James G. March et Johan P. Olsen. Avant d’ajouter : « Les institutions et les pratiques ont une existence autonome et tendent à œuvrer à leur propre reproduction (12). » Ainsi, la conférence nationale souveraine a été suivie de trois changements par rupture autoritaire ou violente : le limogeage du premier ministre élu en août 1992, la guérilla de 1997 soutenue par l’intervention militaire des puissances étrangères, et la captation personnelle du pouvoir par Laurent-Désiré Kabila.
L’attitude de la classe politique congolaise est révélatrice. Pour elle, l’élection n’est qu’une des modalités de règlement des conflits. Elle admet a posteriori avoir sa part de responsabilité dans la rupture du processus démocratique. Elle reconnaît également son erreur : ne pas avoir présent à l’esprit que la « révolution » ne saurait être une méthode normale de résolution des crises politiques. Mais, en pratique, les mêmes comportements se retrouvent de crise en crise.
Quelle refondation
de l’Etat
envisager ?
De leur côté, les intellectuels et les chercheurs semblent atteints du même travers : ils valident trop aisément les interruptions du processus démocratique. Le juriste Patrick Quentin s’étonne des « figures simplifiées » aboutissant à « une conclusion aussi extravagante que le coup d’Etat peut sauver la démocratie. Tout cela n’est ni clair ni engageant quand on pense que le but de la manœuvre est de rédiger une Constitution ». Il conclut à une « restauration autoritaire » permanente. Sur la dernière période, la reproduction des événements est facilitée par le fait que les acteurs sont à peu près les mêmes depuis 1990.
Les élections générales de 2006 constituent assurément une amélioration par rapport aux précédents scrutins. Cependant, on note la permanence de certaines entorses à la démocratie. La commission électorale indépendante, dont le rôle est de légitimer, aux yeux de tous, la consultation électorale, a paru être sous l’influence des partis politiques et des Eglises. Elle a validé le scrutin malgré les gros problèmes matériels rencontrés dans certaines régions.
En outre, la scène politique congolaise est bipolarisée entre la logique du « vainqueur prend tout » reprochée au pouvoir (13) et celle des entraves systématiques reprochées à l’opposition, accusée, comme le sont les partisans du candidat malheureux Jean-Pierre Bemba, de vouloir renverser les institutions.
Ne faudrait-il pas envisager sérieusement la refondation de l’Etat congolais (14) ? Se poserait alors la question de la capacité (politique, économique), pour ce « nouvel Etat », de prendre en charge correctement les aspirations des populations.
PROSPER NOBIRABO.
Démocratie, Afrique, Congo (République démocratique du), Congo, Afrique centrale, Congo-Kinshasa
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Prosper Nobirabo
Docteur en droit, université de Berne.
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(1) Cf. Peter A. Hall, « Policy paradigms, social learning and the state », Comparative Politics, n° 3, p. 275-296.
(2) Lire Raf Custers, « Arrière-pensées européennes », Le Monde diplomatique, juillet 2006.
(3) Fondation Pierre-Mulele, Notre histoire, une longue histoire, 1885-17 mai 1997, juin 1999, tome I, p. 16.
(4) Ibid., p. 25.
(5) Cf. Colette Braeckman, Lumumba. un crime d’Etat, Aden, Bruxelles, 2001.
(6) Robert Charlick, Personal Rule and Survival in the Sahel, Boulder - Westview Press, San Francisco, 1989, p. 53.
(7) Cf. Colette Braeckman, « Gouvernement à vue au Congo-Kinshasa », Le Monde diplomatique, décembre 1997.
(8) Juan J. Linz et Alfred Stepan, The Breakdown of Democratic Regimes : Crisis, Breakdown and Reequilibration, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1979, p. 85.
(9) En fait, l’âge exact, comme l’identité, du président Joseph Kabila est un sujet de polémique en RDC. Celui-ci a vécu dans la clandestinité et porté plusieurs patronymes.
(10) Lire Mwayila Tshiyembe, « Ambitions rivales dans l’Afrique des Grands Lacs », Le Monde diplomatique, janvier 1999.
(11) Cf. David Beetham, « Conditions for democratic consolidation », Review of African Political Economy, n° 60, Sheffield (Royaume-Uni), 1994, p. 157-172 ; Doh Chull Shin, « On the third wave of democratization : A synthesis and evaluation of recent theory and research », World Politics, n° 47, Baltimore, 1994, p. 135-170.
(12) James G. March et Johan P. Olsen, « The new institutionalism : Organizational factors in political life », The American Political Science Review, vol. 78, n° 3, 1984, p. 734-749.
(13) Cf. The Breakdown of Democratic Regimes, op. cit., p. 39.
(14) Cf. Mwayila Tshiyembe, « L’Afrique face au défi de l’Etat multinational », Le Monde diplomatique, septembre 2000.

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